Savoir
répondre à l'appel de Morphée au bon moment est tout un
art qui demande une bonne connaissance de soi et une harmonie entre le corps
et le mental. Pour pouvoir prétendre à la victoire, savoir gérer
son sommeil est une donnée fondamentale et "tout un apprentissage
", selon Béatrice Noguès. Neurophysiologue à l'Hôpital
Laënnec à Nantes, cette spécialiste de la question a vu défiler
des générations de navigateurs comme Lalou Roucayrol, Armel Tripon
ou Marc Thiercelin.
De plus en plus, les marins considèrent la question avec sérieux.
La gestion du sommeil fait aujourd'hui partie intégrante de la recherche
de performance. Mais savoir "apprivoiser" son corps, apprendre à
l'écouter, demande patience et persévérance. Et si certains
navigateurs se targuent de ne pas dormir pendant 72heures d'affilée,
les études prouvent que c'est impossible. Ils dorment sans s'en apercevoir
et là est bien le danger. Ne pas dormir, nuit à la performance
physique et psychique. Lors d'une solitaire du Figaro, Catherine Chabaud, tellement
éprouvée à l'issue d'une étape longue de six jours,
s'est trompée de port à l'arrivée. Un bien faible mal quand
d'autres foncent droit sur les cailloux. Les vacations radios se font parfois
l'écho de drôles d'histoires à dormir debout comme celle
d'un coureur en solitaire voulant passer la barre à son beau-père
pour aller chercher les croissants. Il s'est réveillé en mettant
les pieds dans l'eau.
Lors de la dernière Mini-Fastnet courue en double avec Didier Le Vourch,
Aloys a lui-même fait un rêve éveillé. "Je barrais
depuis longtemps sous spi de tête. Il y avait alors 15 nuds de vent
environ, on allait très vite. Pendant un court laps de temps, j'ai vu
quelqu'un me tendre le Graal", raconte le navigateur.
Trouver les portes du sommeil
Ces hallucinations correspondent à des phases d'endormissement qui se
déclenchent alors que le navigateur refuse de dormir. Se crée
alors une distorsion de la réalité, prélude d'une perte
de conscience. Pour les éviter, il convient d'apprendre à déceler
ce qu'on appelle les "portes du sommeil".
C'est à Claudio Stampi, fondateur de l'Institut de recherche chronobiologique
à Boston, que l'on doit ce terme. Il s'agit des instants propices à
l'endormissement qui correspondent à des débuts de cycle. Ils
ne durent que quelques minutes. D'où l'intérêt de savoir
les repérer pour dormir peu mais bien et se réveiller en pleine
forme. En recherchant ce nouveau rythme, le navigateur renoue en quelque sorte
avec les racines de l'humanité car l'homme des cavernes aurait eu, selon
des chercheurs, un sommeil polyphasique pour faire face à un environnement
hostile.
Dormir
par phases de 20 minutes
Les médecins conseillent de dormir par phases de 15 à 20 minutes
pour une durée totale qui reste faible.
Alors qu'en règle générale, un être humain dort,
lors d'une nuit normale, entre sept et huit heures, les navigateurs rompus aux
techniques de gestion du sommeil se contentent de 4h30 et parfois moins. Tout
un chacun pourrait d'ailleurs s'en satisfaire. D'ailleurs, il arrive que les
hommes politiques s'essayent à cette méthode en période
électorale. Car toute une partie de la nuit ne sert pour ainsi dire à
rien, sauf à conduire vers le sommeil réellement réparateur.
Pendant la nuit, plusieurs types de sommeil se succèdent. Seuls le sommeil
lent profond et le sommeil paradoxal permettent de réparer respectivement
la fatigue physique et de récupérer une capacité de décision.
A eux deux, ils ne représentent que 45% du temps. Tout l'art de la gestion
du sommeil consiste en fait à court-circuiter les périodes "inutiles".
En effet, pour atteindre les phases récupératrices, l'homme passe
d'abord par le sommeil lent léger. Il dure 20 à 30 minutes après
l'endormissement. Ce n'est qu'une heure et demie plus tard, que le sommeil paradoxal
entre en scène.
Se
mettre "en privation de sommeil"
Comment brûler la première étape ? "Au début
de la course, le navigateur doit se mettre en état de privation de sommeil
en veillant pendant environ 48heures", conseille Béatrice Noguès.
Le corps s'adapte alors à un nouveau rythme.
A l'écoute de lui-même, le navigateur doit ensuite être attentif
au moindre signal de faiblesse : coups de pompe, envie de café, bâillement,
pour repérer les moments où il a le plus grand besoin d'aller
dormir.
"Il enchaîne alors les périodes de 20 minutes où il
s'endort rapidement et où il doit pouvoir se réveiller en forme.
Mais il y a des phases où il ne faut absolument pas aller dormir. S'ils
ne peuvent pas aller se coucher lors d'une période propice parce qu'il
y a une manuvre à faire par exemple, on leur demande d'attendre
la porte d'entrée suivante", conseille Béatrice Noguès.
Dans ces conditions, pourquoi ne pas veiller avant le départ d'une course
pour se mettre d'emblée en privation de sommeil ? "On demande aux
coureurs de ne pas le faire. C'est dangereux. Mieux vaut partir en étant
au maximum de ses capacités car le début d'une course, souvent
stressant, requiert une attention soutenue".
A
chaque course, sa gestion du sommeil
D'une course à l'autre, Vendée Globe, Solitaire du Figaro ou Mini-transat,
la gestion du sommeil n'est pas uniforme. Selon Béatrice Noguès,
le navigateur peut se permettre de dormir 4h30 par jour par épisodes
de 20 minutes lors d'une Mini-transat. Sur la Solitaire du Figaro, les coureurs
se contentent souvent de 2h30 par phases de 10 minutes. L'intensité du
parcours qui traverse des zones de trafic intense, la proximité des bateaux,
demande une vigilance accrue.
En double, le jeu consiste à harmoniser les cycles de sommeil des deux
navigateurs, en espérant qu'ils soient compatibles. "Certaines heures
: 23 heures, 1 heure et 5 heures du matin sont plus difficiles que d'autres.
Il s'agit de les répartir entre les deux coureurs mais malheureusement,
les duos se forment souvent au dernier moment", déplore Béatrice
Noguès.
Car pour être efficace, la préparation demande du temps.
Électrodes
ou actimètres, les méthodes pour se préparer
Pour se préparer, plusieurs formules sont possibles. Certains optent
pour les électrodes. Placées sur chaque hémisphère
du cerveau sur le menton et au coin de l'il, elles enregistrent l'activité
cérébrale, la tonicité des muscles de la mâchoire
et les clignements de l'oeil. Mais, entre la location du matériel, l'assurance
et la préparation, il faudra compter entre 2.200 et 3.000 euros. La méthode
pratiquée à Nantes est moins onéreuse. Béatrice
Noguès utilise des actimètres. Attaché au poignet en convoyages
ou lors de courses préparatoires, il mesure les mouvements du navigateur
et ses périodes inactives. Seulement voilà, le bateau lui aussi
bouge. Pour obtenir un résultat exploitable, elle déduit du résultat
les mouvements du bateau obtenus grâce à un autre actimètre
installé à l'intérieur, au pied du mât. Une moyenne
est établie à partir des mesures réalisées pendant
cinq jours consécutifs et en condition de course. Elle permet de déceler
les périodes récurrentes d'inactivité et de faire connaissance
avec les fameuses portes d'entrée du sommeil.